Cet article fait partie d’une série d’études non-universitaires (provenant d’amateurs éclairés) sur Roumazeilles.net. Nous accueillons ainsi parfois quelques auteurs dont les travaux peuvent présenter un intérêt (ici historique) inhabituel ou simplement original.
Les notes ci-dessous ont été rédigées par Pierre Jonchères, en mai 2008 pour exposé à CASA Notre Dame, Paris.
Yves Roumazeilles
Comment sélectionner ou différencier une époque architecturale d’une autre sans tomber dans l’arbitraire ni présenter une thèse un peu hasardeuse, étant précisé que la présente réflexion qui porte sur une période de 3000 ans exclut de son examen la période contemporaine ? Existe-t-il un paramètre de sélection objectif, indiscutable ? Oui, si l’on retient une idée force comme celle de la créativité architecturale.
Une telle créativité peut s’exercer dans 3 domaines : (1) les matériaux, (2) le savoir-faire ou le métier, (3) la typologie, les programmes, les formes. Ces 3 domaines sont techniques, donc objectifs, permettant par là d’exclure de l’analyse tout élément de convenance, notamment esthétique. A l’aune d’une grande créativité dans l’un ou l’autre de ces domaines, trois grandes époques architecturales se détachent : l’époque romaine, l’époque gothique, l’époque baroque.
Architecture Romaine (2ème s. avant J.C. – 6ème s. après J.C.) : architecture créatrice en matière de voûtement et de traitement de l’espace, le tout grâce à un matériau nouveau, le béton, et à l’utilisation systématique de l’arc, donc de la voûte.
Architecture publique essentiellement.
Matériaux
Découverte au 2ème s. avant J.C. du béton romain (opus caementicium) ; mélange d’agrégats et d’un mortier fait de chaux (le liant) et de sable de roche volcanique, la pouzzolane. Les propriétés du béton romain sont révolutionnaires : il est produit plus rapidement que la pierre, est incomparablement moins cher, plus léger, plus souple, rendant faciles les tracés courbes ; il est surtout l’élément porteur des édifices, monolithique, inébranlable, capable de supporter de très grandes charges et poussées, d’où des espaces plus vastes, des voûtes plus hautes et de portées plus grandes qu’auparavant. Employé en blocage dans les constructions, il reçoit un parement (pierre, brique, marbre) sur ses 2 faces latérales.
Typologie
Amplement diversifiée par rapport à celle de l’architecture grecque :
- Thermes : type nouveau, capital pour la vie publique urbaine quotidienne à Rome, au même titre que le forum ; il y a 170 thermes à Rome sous Auguste. Les empereurs Trajan, Caracalla, Dioclétien, font construire chacun des thermes gigantesques sur 10, 12 et 13 hectares au début du 2è, 3è et 4è s. après J.C. respectivement, avec des voûtes d’arêtes en béton de 25 m. de portée, juxtaposées sans doubleaux, et des coupoles d’une hauteur de voûtes atteignant jusqu’à 35 m.
- Basiliques : type nouveau également, bâtiment public multifonctionnel construit dans les fora depuis le 2ème s. avant J.C. Meilleur exemple : la basilique de Constantin à Rome (306-312) dont l’espace unifié prend modèle sur celui des grandes salles des thermes : 3 voûtes d’arêtes juxtaposées d’une hauteur de 35 m. dans le vaisseau central, de part et d’autre duquel 3 espaces latéraux couverts en berceau s’élèvent à 25 m. chacun.
- Théâtres et Amphithéâtres : il y a à Rome 77 jours de jeux publics par an à la fin du 1er s. avant J.C. et 175 au 2ème s. après J.C. Le théâtre en hémicycle existait en Grèce mais, contrairement à son modèle grec, il est doté d’un front de scène, n’est pas adossé au relief naturel et reçoit une finalité civile. Le théâtre d’Orange est un bon exemple. L’amphithéâtre, théâtre circulaire clos (on en connaît 70 en Italie), est par contre une invention romaine, vraisemblablement à Pompeï en 80 avant J.C. Meilleur exemple : le Colisée (72-80 ap. J.C.), de forme ovale, haut de 48 m., pouvant contenir 50.000 personnes, sans adossement au relief naturel non plus.
- Arcs de triomphe : on en connaît une cinquantaine dont le 1er est érigé pour Octave en 29 avant J.C. L’arc de Titus à Rome (81 après J.C.) est un bon exemple.
- Ouvrages d’ingénieurs : aqueducs aux tuyaux de béton en blocage sur de longues distances ; ponts éventuels comme le pont du Gard (15 avant J.C.).
- Villas, création romaine. Meilleurs exemples : la Maison Dorée de Néron (milieu du 1er s. ap.J.C.), détruite par Trajan, et la Villa d’Hadrien à Tivoli (118-138 après J.C.) ; dans cette dernière, la courbe et la contrecourbe sont dominantes.
- Temples : le modèle du temple grec s’impose assez longtemps aux romains, d’abord par les Étrusques interposés, puis par osmose avec la colonisation romaine de la Grèce. Un rare exemple : la Maison Carrée de Nîmes, mais surélevée d’un podium, comme toujours chez les romains. Avec l’Empire, si l’architecture religieuse ne fait plus guère recette pour un moment, l’une de ses créations dans ce domaine, le PANTHEON de Rome, marquera durablement l’histoire de l’architecture :
Le Panthéon romain (114-118 ap.J.C.) est l’antithèse du temple grec en tous ses éléments : plan centré (rotonde murale pure), élévation identique pour chacun des 2 niveaux, dimensions gigantesques (diamètre et hauteur égales de 43,30m.), mise en valeur de l’espace intérieur entièrement opérationnel, voûtement en coupole articulée par des arcs de décharge, archétype jamais égalé dans l’histoire des coupoles, béton en blocage bien sûr.
Esprit de l’architecture romaine
- Recherche de l’exploit technique, rendu possible par la découverte du béton à pouzzolane. Principal exploit : la mise au point de l’architecture de voûtement (avec emploi systématique de l’arc en général). Progrès considérable par rapport à la statique millénaire de l’architecture d’architrave (y compris celle des grecs), avec pour conséquence que la colonne qui avait jusque là une fonction déterminante de support des édifices n’a plus dans l’architecture romaine qu’une fonction de décor.
- Architecture de l’espace, du volume intérieur, ignoré des époques antérieures, même des grecs. Or, l’espace n’est-il pas le principal moyen d’expression de l’architecture ?
- Architecture de l’espace utile, fonctionnel, volontiers monumental, par opposition à l’architecture grecque des espaces inutiles, comme ceux du Parthénon, demeure divine, inaccessible au public (antithèse du Panthéon romain, voir ci-dessus).
- Savoir-faire : rationalisation et organisation du travail. Ce qui signifie standardisation des qualités et des dimensions, préfabrication, fabrication en série, approvisionnement méthodique, gestion des stocks, temps de réalisation très court.
Architecture gothique (13ème siècle essentiellement) : Paradoxe d’une statique révolutionnaire à partir de matériaux traditionnels.
Architecture religieuse d’élévation et de lumière. savoir-faire exceptionnellement performant.
Maîtrise de deux défis de taille qui, cumulés, deviennent révolutionnaires pour l’architecture de pierre (ou de brique pour les églises hanséatiques) :
- l’élan vertical, jusqu’à 48 m. de hauteur de voûte,
- l’évidement du mur entre les supports.
L’explication du paradoxe se trouve à la fois (1) dans la rationalisation poussée de la conception des projets (à base de géométrie simplement pratique) et de leur mise en œuvre, (2) ainsi que dans l’organisation maîtrisée des chantiers : préfabrication et fabrication de série, utilisation du métal, division du travail,
L’esprit de l’architecture gothique s’exprime essentiellement dans 2 directions :
- la compensation dynamique, interactive, des forces de construction entre la statique intérieure de l’édifice (piliers à nervures, croisées d’ogives, arcs de décharge) et la statique extérieure (contreforts extérieurs, arcs boutants),
- l’espace parfaitement unifié et homogène, scandé par la travée modulaire complète, montant de fond en comble, du sol à la clé de voûte.
Édifices de référence : La Merveille du mont Saint Michel, (1204-1228), la cathédrale d’Amiens (1220 sq.), la cathédrale de Troyes (1231 sq.)
Architecture Baroque (1630-1760) : architecture créatrice de schémas spatiaux savants et visionnaires, grâce au triangle, à l’ovale, à l’ellipse.
Architecture surtout religieuse.
L’architecture baroque naît en Italie, à Rome à l’initiative de la Papauté, vers 1630, puis se déplace vers 1665 à Turin chez les ducs de Savoie Piémont, d’où elle gagne l’Autriche dans la dernière décennie du 17ème s. Elle s’étend au début du 18ème s. en Bohême et en Moravie, mais y dérive dans l’impasse des « interpénétrations syncopées » (Norberg-Schulz). Elle se développe enfin en Allemagne, particulièrement en Franconie (Bavière du nord), où elle atteint son apogée pendant 30 ans avec l’ingénieur architecte Balthasar Neumann.
Les nombreuses églises construites en France aux 17ème et 18ème s. sur le modèle du Gesu romain (1568-75), sont très souvent qualifiées de baroques. A tort. De typologie traditionnelle, d’une tradition immémoriale pour l’essentiel (nef unique à contreforts intérieurs, voûtement en berceau, éventuellement coupole de croisée, façade plate), telle St Paul-St Louis à Paris, ce sont des églises historiquement prébaroques certes, mais en aucun cas baroques, puisque non créatrices. Il n’y a pratiquement pas d’architecture baroque en France, si l’on exclut Ste Anne-la-Royale à Paris (1662 sq.), détruite sous la Restauration, Asfeld dans les Ardennes (1680 sq.) et la Chapelle de la Miséricorde à Nice (1740 sq.), trois édifices conçus (ce qui n’est pas un hasard) par des architectes italiens.
L’esprit de l’architecture baroque s’analyse ainsi :
- affranchissement des canons typologiques de la Renaissance et liberté de création,
- haute technicité mathématique,
- formes géométriques dynamiques, inhabituelles en architecture : triangle, ovale, ellipse. Un excellent exemple :
La Frauenkirche (1736 sq.) de Georg Bähr, à Dresde : coupole en forme de cloche dont la hauteur propre (35 m.) est audacieusement supérieure à celle du corps de bâtiment (27 m.) qui la supporte et dont surtout il fallait maîtriser sur 360 degrés le flux centrifuge des charges pesant sur la base évasée et circulaire de la cloche. Unicum mondial, jamais réédité !
- audaces visionnaires rendant la combinaison des formes visuellement complexe. Exemples haut de gamme :
Saint Yves (1642 sq.), de Borromini, à Rome : triangles équilatéraux inversés, superposés, formant une étoile hexagonale à 6 branches, en plan et sur toute l’élévation, coupole incluse.
Saint Suaire (1668 sq.), de Guarini, à Turin : coupole de 6 hexagones superposés en élévation, reposant sur 3 arcs en triangle (et non 4 en carré comme il est d’usage) posés eux-mêmes sur le corps de la chapelle de forme circulaire.
Abbatiale de Neresheim (1749 sq.), de Balthasar Neumann, en Bavière du nord : église formée de 7 rotondes ovales, d’orientations variées, de tailles différentes, où l’ovale de la croisée centrale présente une enveloppe double (Zweischaligkeit) dont l’enveloppe intérieure, constituée seulement de 4 colonnes jumelées isolées, supporte la coupole d’une hauteur de 32 m.
Au travers de ces quelques exemples, l’on aura compris que l’architecture baroque dans sa plus haute expression, ne se livre pas à 1ère lecture au non initié. Architecture savante : il faut réellement apprendre à la lire. Une fois identifiée la ou les clés de lecture de chaque édifice, cette architecture devient par contre, au-delà de son apparente complexité (dans laquelle nombre d’historiens de l’art se sont littéralement fourvoyés et perdus), d’une lisibilité parfaite. La perfection d’un édifice baroque est parfois telle que Balthasar Neumann semble avoir conçu et réalisé à l’abbatiale de Neresheim la fusion des plans longitudinaux et centrés, rien moins que le plan universel d’une église, vainement recherché et attendu depuis Brunelleschi (début du 15ème siècle).
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